Ne restez pas au chômage. Tanathos Inc. recrute. Personnel spécialisé ou non en science mortuaire. Conservation et chirurgie des morts-vivants.

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

Debout. Debout dans l’océan qui gronde et flagelle tes jambes. Bien campée sur tes pieds enfoncés dans le sable. Avec ta vie rouge dans tes veines. Avec ce flux et ce reflux tout en bas de ton ventre. Avec cette boule douloureuse, obstinée dans ta gorge, cette boule en lutte contre le cri enflé dans ta poitrine.

Tes bras s’écartent, comme pour décomprimer ton corps. Ton visage se convulse et le cri fuse enfin, pour ne finir qu’avec ton souffle.

Ce hurlement tenait ton être aussi tendu qu’un arc. Maintenant qu’il a décoché sa flèche, ton corps s’affaisse, recroquevillé sur l’absolu de ce vide nouveau. Le goût salé de tes larmes se mêle sur tes lèvres à celui des embruns. Ta tête a rejoint tes genoux et, pour la première fois, tu cèdes. L’étreinte de la mer se referme sur toi.

L’eau est douce, âcre, et tu te mets à sangloter sans retenue.

Une aiguille s’enfonce dans ton bras. Le rythme sourd des percussions t’apaise. C’est bon de ne plus résister. C’est bon de s’abandonner, de s’endormir, délivré de soi-même. Tu es syntone, syntone, syntone.

 

— Ça va, Gavros. Syntonisation réussie. Elle est accordée. Ramenez-la dans sa chambre. Il faut qu’elle dorme dix heures, maintenant. Si elle se réveille…

— Trois gélules de B50.

— Excusez-moi, mon vieux. J’oublie souvent que vous en savez plus que moi.

Tandis que le colosse s’éloignait, transportant tel un nourrisson la jeune fille au front ceint d’électrodes, le psy se retourna vers l’homme qui lui avait silencieusement tenu compagnie devant les écrans de contrôle.

— Eh bien, Malard, nous avons réussi.

L’individu lui adressa le regard vide de celui qui a entendu sans comprendre. Le psy le jaugea un instant, sourcils froncés, et décida de répéter :

— Nous avons réussi, Bior. La syntonisation est opérationnelle.

— Pour combien de temps ? murmura l’autre d’une voix lasse.

— Là, tu m’en demandes trop. Si tu ne t’étais pas opposé au traitement électrochimique, je pourrais être beaucoup plus précis.

— C’est ma fille, tu comprends.

— Ce que je comprends, c’est que tout ça serait plus simple si elle était vraiment ta fille. Il y a toujours des problèmes avec les clones. Et la majeure partie de ces problèmes vient des motivations de leurs « parents ». De toute façon, cette gamine – mais oui, c’est encore une gamine ! Et toi, tu voudrais la traiter en femme, quelle folie ! Où en étais-je ? Oui, de toute façon, Maël est fichée, pour sa conduite à l’école et dans un certain nombre de lieux publics. Tu as bien fait de l’amener ici.

— Maël, fichée ?

— Où te crois-tu ? Aurais-tu la chance de vivre sur une autre planète ? Nous sommes tous fichés. A fortiori les clones.

— Il y a plus d’un fichier…

— Tout juste. Mais je vais pouvoir arranger ça. Il suffira de dire qu’elle a subi une psychothérapie corrective.

— Tu peux faire ça ?

— Bien sûr, je peux. L’intéressant, avec les systèmes informatiques centralisés, c’est qu’en s’y prenant bien on leur fait avaler n’importe quoi.

— Incroyable.

— La naïveté des savants de génie me surprendra toujours.

— Il y a loin du mythe à la réalité. Bon, il faut que je file, je vais rater mon terraplane. Prends soin de Maël.

Et Bior Malard quitta la salle dans une envolée de jupes, poursuivi par le regard moqueur du psy. Cette volonté du quadragénaire de s’affubler à la dernière mode lui arrachait chaque fois qu’il le voyait des gloussements ravis. Karlo ne manquait d’ailleurs pas une occasion de railler son confrère, non sans s’avouer sa propre jalousie devant la réussite du généticien, mondialement connu pour son travail sur les clones.

Lorsque la nuit du Nouvel An, seize ans plus tôt, deux blessés de la route lui avaient été amenés, Karlo avait été stupéfait de reconnaître Malard et sa femme. Il n’avait jamais rencontré la célèbre musicienne, mais on la voyait assez à la télévision pour n’avoir aucun doute, malgré l’hématome qui déformait son front.

Les enregistreurs confirmèrent le diagnostic de Karlo : coma dépassé. Malard n’avait rien. Trois côtes enfoncées et une fracture simple du cubitus. Il avait perdu le contrôle de sa voiture dans un virage. Sa responsabilité était totale.

En installant malgré tout la belle musicienne en animation suspendue, Karlo ne pouvait s’empêcher de philosopher sur le sort qui frappe ceux qui sont comblés.

Jusque-là, tout avait souri au jeune Bior Malard. La nature ne l’avait pas désavantagé. Stature élancée de sportif, visage carré au profil aigu, yeux d’un brun chaleureux, front droit couronné d’une crinière sombre et brillante aux boucles serrées, tout concourait à le rendre très agréable à regarder. Il n’était pas étonnant que Maël Flaihutel eût succombé à ce charme, étayé de surcroît par une solide fortune personnelle. Si l’on ajoutait qu’à vingt-neuf ans, Bior Malard s’était déjà fait un nom dans le génie génétique, on pouvait conclure en affirmant qu’il jouissait de tout ce qu’il est raisonnablement permis d’espérer à cet âge.

Karlo était jaloux. Il se trouvait lui aussi fort beau et fort intelligent, et trouvait extrêmement injuste, au même âge que Bior, de végéter dans l’infect hôpital de Gentilly, à la merci d’une garde le Nouvel An.

Cela faisait cinq ans déjà que l’on avait offert à Malard un poste de chercheur. Et pas dans le secteur public ! Fondation Ricard, labo du professeur Soubise. Noblesse oblige. Avec des relations et du pognon, les portes s’ouvrent sans même que l’on soit demandeur. Bior imputait son succès à la chance. L’indécrottable naïf était sûrement de bonne foi. Des passe-droits ? Pensez donc !

En attendant, le généticien avançait à pas de géant quand lui, Karlo, était toujours interne.

Depuis quatre ans, il abdiquait quotidiennement son orgueil. Un faux pas, il serait au chômage. Il y avait tellement de médecins qui piaffaient en coulisse, prêts à tout pour sortir des listes d’attente…

Lorsque Bior eut surmonté le choc et décidé de refuser la mort de cette femme qu’il avait aimée avec passion en la perpétuant au moyen d’un clone, Karlo prit le parti de l’aider. Par curiosité et par intérêt. Curiosité parce que le clonage n’avait que six ans d’âge, avec un pourcentage de réussite n’avoisinant encore que trente pour cent. Intérêt pour les nombreuses relations de Bior. L’interne avait tout à espérer de la générosité du chercheur.

Il fallait d’abord obtenir le permis de clonage. Ce mode de reproduction était entièrement contrôlé par l’État qui s’en était attribué le monopole « pour protéger l’humanité de la dégénérescence qu’entraînerait un renouvellement insuffisant du patrimoine génétique ».

Karlo disposait de trois atouts majeurs. D’abord, le sujet à reproduire était un grand compositeur – la France n’en avait pas tant qu’elle pût ainsi gâcher ses chances. Ensuite, c’était une femme – on devait encourager la production de clones féminins puisque la natalité était tombée à 35 % pour 65 % de garçons. Enfin, son « client » acceptait de couvrir tous les frais et de réaliser le clone dans son propre laboratoire – c’était un généticien célèbre et fortuné, fallait-il le rappeler ?

Lequel de ces trois points fit favorablement pencher la balance, Karlo n’aurait su le dire, mais cela fut facile. Presque frustrant.

Depuis, le psy avait compris que le gouvernement n’avait alors rien à refuser au poulain de Soubise. La plus grande partie du contingent de clones fourni par le célèbre laboratoire de Sèvres consistait en reproductions de sportifs. Footballeurs et basketteurs à la carte, deux mètres vingt garantis. Ces pupilles de l’État placés dans des instituts appropriés seraient élevés dans la sainte religion du sport. Un jour, leur gloire rembourserait leur dette. Il le fallait. L’État avait payé très cher ses futurs dieux du stade.

Karlo soupira. Si l’accident avait eu lieu aujourd’hui, Malard n’aurait eu que l’ombre d’une chance. Les clones étaient désormais strictement contingentés et l’International Genetic Control avait la réputation d’être difficile à fléchir. Restait le marché noir… Il était florissant. L’IGECO n’avait pas encore réussi à disséminer partout ses antennes et ses yeux. Ou bien, et c’était plus probable, des intérêts supérieurs étaient en jeu. La Commission Internationale préférait baisser des paupières pudiques plutôt que de faire exploser des scandales qui s’accompagneraient d’éclaboussures particulièrement répugnantes. Karlo en savait long à ce sujet.

Mais qu’importe ! Malard avait eu une fille parfaite, moyennant la destruction de dix-huit fœtus imparfaits, et sa joie avait rejailli sur l’interne, brusquement promu chef de clinique au Centre Thalassa de Quiberon, un établissement de soins pour grands nerveux, dépressifs, névrosés, inadaptés légers de toutes sortes. Au moment de sa transformation en Centre de Réinsertion Sociale, Karlo en fut promu directeur. Depuis, le Ceres – que les jeunes et moins jeunes malappris qu’il accueillait préféraient appeler C.R.S. – n’avait cessé de s’étendre, déployant ses pseudopodes sur la presqu’île entière. Les habitants de Quiberon avaient été expropriés.

Tous les matins, l’extraordinaire vision panoramique sur son domaine et sur la mer dont il jouissait de son bureau assurait Karlo de sa suprématie.

Tous les matins, négligeant le climatiseur, il sacrifiait à ce rituel : ouvrir toutes les baies et se gorger d’air marin. Les tempêtes redoublaient son plaisir. Il se laissait gifler par les embruns, fouetter par les rafales, prenant un plaisir malin à voir tourbillonner les quelques feuilles qu’il gardait sur son bureau pour griffonner quand il était embarrassé.

Au bout de cinq minutes, jamais plus, jamais moins, il commandait la fermeture des immenses vitres et appelait sa secrétaire. Il aimait bien la voir à quatre pattes, à la recherche de ses papiers. Elle avait de fort belles fesses, galbées haut et toujours moulées dans d’extraordinaires tissus imprimés. Marina Bosseli, la blonde vénitienne qui officiait ainsi, était royalement payée pour ne pas se formaliser des privautés du patron, lesquelles étaient mentionnées en toutes lettres dans son contrat d’embauche. D’ailleurs, elle y prenait plaisir, trouvant Karlo bel homme. C’est cette jouissance qui l’avait maintenue à son poste depuis deux ans. Un record ! Elle aimait se flatter d’être la première vraie maîtresse du patron.

Cela faisait rire Karlo qui reconnaissait volontiers éprouver quelque attachement pour elle. L’attachement que l’on réserve à un bel objet, superbement poli et polisson, doux et tiède au toucher, ravissant et reposant pour les yeux, offrant de surcroît une cavité complémentaire à l’érection, ineffable dispensatrice de plaisir. Vraiment, il éprouvait de l’attachement pour un si bel objet… mais Marina devait prendre garde à ne pas oublier que nulle chose au monde n’est irremplaçable :

Une fois de plus, Karlo se demanda s’il devait réellement tout cela à Malard, et une fois de plus, il laissa la question en suspens. Il préférait ne pas savoir s’il aurait aussi bien réussi tout seul. Cela faisait partie de son masochisme d’en éprouver le doute. Mais son masochisme avait de « saines » limites.

Moins par honnêteté vis-à-vis de Malard que parce qu’il aimait bien Maël, Karlo décida de passer la voir. Il sortit de la salle de contrôle et gagna la cabine de Tho la plus proche. En dix ans, le transport horizontal avait fantastiquement évolué. Il arrivait de temps en temps à Karlo de se demander si la machine n’était pas en panne. On ne sentait plus du tout le déplacement et il était ultra-rapide. Sans le Tho, Karlo aurait dû faire des dizaines de kilomètres à pied ou en bulle pour aller d’un bout à l’autre du Ceres.

Le voyant lumineux s’alluma. Karlo avait atteint sa destination, le bloc privé. Un ascenseur le déposa au troisième étage et il gagna la chambre 13 dont la porte s’effaça devant lui.

Maël dormait. Elle semblait pâle au milieu du camaïeu de verts et de bleus dont les entrelacs complexes se mouvaient sur les murs. Karlo la contempla un moment. C’était une réplique très pure de la femme à demi morte entrée seize ans plus tôt dans son service. Maël 2… Ses paupières transparentes aux cils blonds cachaient un regard vert clouté d’or et d’angoisse. L’orge mûre de ses cheveux collait au front bombé presque trop grand. Un fin liséré de sueur ourlait la lèvre supérieure. Très rouge. Très pulpeuse. Karlo eut envie d’y mordre mais se contenta d’effleurer l’ossature veloutée de la joue. Les mâchoires étaient volontaires. Il s’étonna de les trouver contractées. Les narines, très mobiles, élargissaient le nez fin, imperceptiblement courbe, à chaque inspiration.

« Elle est ravissante, pensa-t-il, attribuant à l’adjectif son sens le plus fort. Il ne faut pas que je me laisse prendre à ce charme, elle est encore au berceau. Mais quelle force sous cette apparente fragilité ! Je vais m’employer à épaissir sa haine contre son père. Qui n’est pas son père, d’ailleurs. Qui ne rêve que d’une chose, même s’il ne se l’avoue pas encore tout à fait : devenir son amant. Ah ! Maël, petite Maël, je sens que je vais me servir de toi. »